Affaire Plumey: «Comment a-t-on fabriqué la vérité juridique?»

Journal de Genève et gazette de Lausanne, 27.04.1995

Un an et demi après la condamnation d’André Plumey à sept ans de réclusion, son ancien avocat, Peter Zihlmann, publie un ouvrage, aux Editions Slatkine, dans lequel il tente de cerner l’action de la justice dans le cadre du règlement d’un cas concret de criminalité financière. Entretien.

Par Paul Coudret

Peter Zihlmann est avocat. Il a exercé cette profession pendant vingt-deux ans. Son apothéose a sans doute été la dizaine d’années pendant lesquelles il a eu à s’occuper d’André Plumey, le financier jurassien établi à Bâle, chef d’orchestre d’un des plus beaux scandales financiers des années 80 (voir en encadré). Délié de son secret professionnel, Peter Zihlmann n’a pas seulement voulu écrire l’histoire de l’affaire Plumey. Ce juriste de 56 ans, qui est aujourd’hui ombudsmann privé pour le compte d’une fondation bâloise, a voulu avec ce livre faire un «testament juridique» et sensibiliser le public à la manière dont la justice pénale est rendue en matière de délit économique. «Je me suis demandé, sur la base d’un cas concret, comment on fabrique la vérité juridique», a-t-il expliqué au Jeudi Economie.

  • Sur la couverture du livre, on lit en sous-titre: «La justice en jeu». Qu’entendez-vous par là?
  • Peter Zihlmann: Avec ce livre, j’essaie de donner une image de la justice. Je veux montrer comment on fabrique des jugements chez nous. Je le montre avec un exemple concret où j’ai vu qu’il y a des limites à la justice pénale, dans le sens où la manière dont on la rend ne peut pas aboutir à une justice juste.
  • Vous sous-entendez donc que, dans le cas de l’affaire Plumey, la justice a été injuste?
  • Elle l’a été car elle n’a pas vérifié les preuves, n’a pas entendu les témoins et les soi-disant victimes n’ont pas été présentées à la justice et à la défense. Il n’y a pas eu de procès dialectique. En fait, un seul témoin est venu à la barre. Ce n’était pas un petit épargnant, donc pas une victime-type comme le procureur l’a présentée. D’ailleurs, ce témoin a admis devant le Tribunal avoir reçu des fonds pour amener des investisseurs à André Plumey: il était donc partie prenante dans cette affaire. Cela dit, il est intéressant de noter que la plupart des gens qui ont été présentées comme des victimes ne l’étaient pas car elles cherchaient surtout à détourner fiscalement des fonds en les plaçant dans les affaires d’André Plumey. S’il y a eu escroquerie, c’est en quelque sorte contre des escrocs au fisc! II y a eu spéculation et c’est là un aspect qui n’a pas été discuté par la justice.
  • Dans votre livre, vous insistez beaucoup sur la période de détention préventive…
  • On a utilisé contre André Plumey la détention préventive comme moyen d’obtenir une preuve. A la prison du Lohnhof à Bâle, les conditions de détention sont très pénibles… Mais, il a refusé de s’avouer coupable et, pendant un an et demi, a été incarcéré seul dans une cellule. Cela a dégradé sa santé. On a voulu ainsi lui faire avouer qu’il était l’escroc que tout le monde prétendait. II a donc été condamné par avance et par les investisseurs qui ont fait beaucoup de bruit sans pour autant venir témoigner à la barre du tribunal. André Plumey a été jugé par anticipation! Car la justice ignore toujours s’il est ou non un escroc: cette question n’a pas été clarifiée pendant le procès. Il n’a en effet pas été confronté à ses accusateurs devant la barre. Hormis ce témoin dont j’ai déjà parlé…
  • Vous dites qu’il n’y a pas eu de témoins. Mais le procureur a toujours affirmé avoir entendu des dizaines de personnes…
  • Il a pu avoir des conversations avec des investisseurs. Je pense aussi qu’il a fait allusion aux questionnaires qui ont été présentés aux autorités canadiennes pour obtenir l’extradition d’André Plumey. II s’agit tout au plus de deux douzaines d’investisseurs! Et, cela n’a aucune valeur juridique.
  • Mais alors, sur quelle base André Plumey a-t-il été condamné?
  • Je l’ignore! Ce jugement du 22 décembre 1993 n’a jamais été motivé par écrit. II l’a seulement été verbalement par la présidente du Tribunal. De plus, l’appel que j’ai interjeté immédiatement n’a toujours pas été jugé. La motivation par oral a été très générale. En principe, ce jugement n’a été qu’une approbation de l’acte d’accusation. La Cour n’a pas amélioré sa connaissance de la cause par rapport à l’acte d’accusation qui était lui-même basé sur une expertise de la fiduciaire ATAG. Mon raisonnement, qui reste le même aujourd’hui, a toujours été de dire que par des flux de capitaux on ne peut pas prouver l’escroquerie. On peut à la limite prouver un abus de confiance. On pourrait dire qu’il y a eu malversation, qu’André Plumey a utilisé les fonds pour payer les anciens investisseurs au lieu de les placer dans le pétrole. Mais, c’est alors une question d’abus de confiance, un délit pour lequel il y avait prescription avant le jugement.
  • Estimez-vous alors que André Plumey n’est pas coupable?
  • Je n’ai pas écrit une seconde plaidoirie. Mais quelque chose d’autre sur la réaction de la société et de la justice face à une affaire de 200 millions de francs. Bien sûr, je ne suis pas neutre. Mais il s’est agi avant tout d’une spéculation qui a échoué! La justice ne s’est pas intéressée à cela. Ainsi, on n’a jamais clarifié la question de savoir s’il avait détourné des fonds à son avantage personnel. Si j’avais été juge pénal, je me serais intéressé à savoir si Plumey s’était enrichi personnellement. A partir du moment où on a dit que c’était un escroc, c’était la question à poser. Elle ne l’a jamais été! Pour les juges, il a suffi de dire qu’André Plumey avait causé la perte de 200 millions redistribués à d’autres personnes. Dans ce sens, sept ans de réclusion, c’est beaucoup!
  • Vous qui avez été son avocat, pouvez-vous alors dire s’il s’est enrichi personnellement?
  • Je l’ignore! Je n’en ai jamais eu la preuve. Certes, c’est grave s’il a pris des fonds aux uns pour les donner aux autres. Mais, pour moi, c’est le genre de crime que peut commettre une personne qui fait faillite…
  • A votre avis, le procureur a-t-il vraiment essayé de rassembler des preuves pour étayer son accusation?
  • En Suisse, il s’est limité à produire l’expertise d’Atag qui montrait que le flux de fonds vers les Etats-Unis a continuellement baissé. Hormis cela, on n’a pas essayé de voir comment la vente des parts s’est faite. II est intéressant de voir que le procureur a laissé tomber toutes les accusations pour faux dans les titres. C’est une preuve de plus du fait que les investisseurs ont cru aux bénéfices promis et qu’ils se sont contentés de la documentation publicitaire qu’on leur présentait…
  • La justice bâloise se serait-elle donc acharnée sur la base de soupçons?
  • Elle ne s’est pas donné la peine d’apporter des preuves concrètes dossier par dossier… En fait, j’ai eu le sentiment qu’André Plumey avait été un bouc émissaire; que son affaire a donné la possibilité à la haute finance de dire au public qu’il ne fallait pas faire confiance à des petits financiers. Or, il n’a jamais appartenu à la haute finance. Il est Jurassien, ce qui à Bâle Ville est presque pire qu’être de la campagne; il ne parle pas allemand; il a toujours vécu dans le Petit Bâle, la partie de la ville qui est considérée comme inférieure par les «Taig» (n.d.l.r: la bonne société bâloise); il n’a jamais été propriétaire et a vécu modestement. C’était un petit, quelqu’un d’assez isolé qu’on a pu utiliser…
  • Quelles conclusions tirez-vous de cette affaire a posteriori?
  • J’ai le sentiment que dans de telles affaires, la justice n’ajoute rien de positif. Elle ne peut pas mettre en évidence la vérité et n’aide ni les soi-disant victimes ni la société. Pour moi, André Plumey est un chef d’entreprise malhabile qui a eu de la malchance. Pour traiter ces affaires, notre système de valeurs est trop sophistiqué. La justice a à ce propos des possibilités assez limitées et il ne faut pas donner plus de poids à ces procès qu’ils n’en ont. Le procès devrait alors être un procès de conscience pour fixer des responsabilités et travailler â des solutions de réparations de dommages. En sachant qu’il faut savoir prendre les personnes comme elles sont. Si elles veulent perdre de l’argent, il ne faut pas les considérer comme des victimes. Si elles sont tellement idiotes pour le faire, tellement âpres au gain, c’est leur problème. L’Etat ne doit pas être ébranlé par ce genre de personnes. Il n’y a d’escroc que parce qu’il y a des gens qui veulent bien se faire escroquer. Il y a ainsi une nette différence entre un investisseur qui voit ses dépôts â la banque cantonale mal utilisés et celui qui croit à des rendements de 30%.

«Plumey n’a pas volé son jugement»

A l’époque journaliste pour «Le Matin», Michael Wyler avait enquêté sur l’affaire Plumey. II a été notamment le seul rédacteur suisse à rencontrer le financier jurassien dans sa cellule à Rio de Janeiro avant qu’il ne soit extradé vers la Suisse. Nous lui avons demandé son opinion.

«Escroc ou victime? Les tribunaux ont tranché et il serait indécent de crier à l’injustice. Collaborateur à l’époque du quotidien « Le Matin», je m’étais plongé dans l’affaire Plumey dès les premières heures. J’avais eu l’occasion de rencontrer Frédéric Gerber, l’associé d’André Plumey à Denver au Colorado et de l’entendre me confirmer qu’il n’était pas «une oie blanche». Un «understatement» très britannique puisque Frédéric Gerber, chargé des investissements des sociétés d’André Plumey aux Etats-Unis, s’était généreusement servi avant de placer ce qu’il restait des millions provenant d’investisseurs trop crédules dans de vagues opérations pétrolières vouées à un échec certain.»

«J’avais ensuite pu rencontrer André Plumey dans sa prison à Rio de Janeiro. Vieilli, malade, au bout du rouleau, il ressemblait plus à un oiseau apeuré qu’à un roi de la haute-voltige financière et attendait impatiemment son extradion en Suisse. André Plumey se voyait bien sûr en victime. Arroseur arrosé, escroc escroqué, il répétait inlassablement que dès son retour, il ferait des «révélations» qui mettraient en cause tous ceux qui, dans la nébuleuse qui l’entourait, avaient abusé de lui: son ex-associé Frédéric Gerber, l’avocat bernois Mastronardi, la Société Fiduciaire Suisse à Berne, la Banque La Roche, un directeur général de la SBS à Bâle et bien d’autres encore. Le Plumey grand seigneur, roi de la jungle, de la finance et de l’ordre bidon de Saint-Michel n’était plus qu’une ombre, en jeans et en blouson.»

Certes, il reconnaissait avoir été généreux. « Peut-être même trop», m’avait-il précisé. Ce n’est pas sa générosité – avec l’argent des autres – qui l’avait perdu, mais sa cupidité et la propension étonnante qu’il avait à s’admirer. «Vous savez», me dit-il, agitant ses bras menottés, « j’étais parti de rien et j’avais créé un empire.» L’impression qu’il m’a laissée? Celle d’un vieux loubard dépassé par les événements. Dix ans après l’éclatement de l’affaire Plumey, je reste convaincu qu’au début de son activité, André Plumey croyait sincèrement qu’il pourrait réussir. Mais, au fur et à mesure qu’il constatait que ses placements de rêve se transformaient en cauchemar, il a allègrement transformé ses activités légales en opérations délictuelles, permettant à son entourage de puiser dans la caisse, tout comme il le faisait.»

«André Plumey a ruiné bien des gens et provoqué beaucoup de malheur autour de lui. Il en était conscient, même s’il continuait à croire que «cela aurait pu marcher». Alors, qu’il ne vienne pas aujourd’hui crier à l’injustice! Il y a des causes bien plus nobles à défendre, même si son avocat – qui semble se prendre pour Me Vergès veut nous faire croire le contraire. Et, je reste convaincu qu’une des rares choses qu’André Plumey n’ait pas volé est ce qui lui est arrivé lors de son jugement.»

Michael Wyler


Le scandale des 200 millions de l’affaire Plumey

Né le 6 décembre 1928, aujourd’hui retiré dans un quartier du Petit Bâle où il vit reclus et malade du coeur, le Jurassien André Plumey a fait la Une de la presse suisse pendant près d’une dizaine d’années. Après avoir exercé différents métiers, il «monte» à Bâle vers le milieu des années 70 et commence à y recruter des investisseurs pour des placements dans les affaires pétrolières américaines. En fait, il leur offre des participations dans des affaires de forage en promettant des rendements pouvant aller jusqu’à 30%. Jusqu’au début des années 80, les affaires iront plutôt bien: il fera officiellement quelques bénéfices et surtout, vivra sur un grand train. C’est à cette époque aussi qu’il monte un écheveau de sociétés financières, coiffées par André Plumey Finance SA, qui essaiment au Liechtenstein, aux Antilles néerlandaises et aux Etats-Unis.

L’attrait de rendements largement supérieurs à la moyenne, le charisme d’André Plumey, le fait qu’il ait utilisé un faux ordre de chevalerie dont il s’était déclaré Grand Maître four faciliter le recrutement d’investisseurs, tout cela va expliquer l’afflux d’investisseurs.

Au cours des six années qu’a duré l’instruction de cette affaire, le ministère public bâlois a pu en recenser 1100 originaires de Suisse, France, Belgique. Entre 1982 et 1985, ils ont investi 195,5 millions de francs dans les programmes américains d’André Plumey. En fait, plus de 50% de ces montants n’ont pas été placés et ont permis de rembourser le capital et les intérêts des premiers investisseurs.

Ce «principe de la boule de neige» est cependant brisé en octobre 1985 par le rapport alarmant d’une fiduciaire. En décembre suivant, André Plumey s’enfuit au Canada via Paris en laissant derrière lui 14 millions de francs sur ses comptes en banque. Après avoir essayé de remonter une affaire outre-Atlantique sous une autre identité, il est découvert et réussit en avril 1989 à fuir au grésil. II y sera finalement arrêté le I 6 juin suivant et extradé vers la Suisse le 3 juillet 1989. Incarcéré à la prison bâloise du Lohnhof; il sera par la suite libéré pour raison de santé. II est jugé à Bâle à l’automne 1993 et condamné le 23 décembre à sept ans de réclusion qu’il ne fera jamais. Parmi les investisseurs qu’il a trompés, plusieurs se suicideront…

P.Ct.